LE MANA
Marcel Mauss
LE MANA
Marcel Mauss, "Esquisse d'une théorie générale de la magie”.
(1902-1903)"
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Une semblable notion existe, en réalité, dans un certain nombre de
sociétés. Même, par un retour logique, le fait qu'elle fonctionne,
nommément, dans la magie, relativement diffé-ren¬ciée déjà, de deux des
groupes ethniques que nous considérons spécialement, démontre le
bien-fondé de notre analyse.
Cette notion est celle que nous avons trouvée désignée en Mélanésie
sous le nom de mana. Nulle part elle n'est mieux observable et, par
bonheur, elle a été admirablement obser-vée et décrite par M.
Codrington (The Melanesians, p. 119 et suiv., p. 191 et suiv., etc.).
Le mot de mana est commun à toutes les langues mélanésiennes proprement
dites et même à la plupart des langues polynésiennes. Le mana n'est pas
simplement une force, un être, c'est encore une action, une qualité et
un état. En d'autres termes, le mot est à la fois un substantif, un
adjectif, un verbe. On dit d'un objet qu'il est mana, pour dire qu'il a
cette qualité ; et dans ce cas, le mot est une sorte d'adjectif (on ne
peut pas le dire d'un homme). On dit d'un être, esprit, homme, pierre
ou rite, qu'il a du mana, le « mana de faire ceci ou cela ». On emploie
le mot mana aux diverses formes des diverses conjugaisons, il signifie
alors avoir du mana, donner du mana, etc. En somme, ce mot subsume une
foule d'idées que nous désignerions par les mots de : pouvoir de
sorcier, qualité magique d'une chose, chose magique, être magi-que,
avoir du pouvoir magique, être incanté, agir magiquement ; il nous
présente, réunies sous un vocable unique, une série de notions dont
nous avons entrevu la parenté, mais qui nous étaient, ailleurs, données
à part. Il réalise cette confusion de l'agent, du rite et des choses
qui nous a paru être fondamentale en magie.
L'idée de mana est une de ces idées troubles, dont nous croyons être
débarrassés, et que, par conséquent, nous avons peine à concevoir. Elle
est obscure et vague et pourtant d'un emploi étrangement déterminé.
Elle est abstraite et générale et pourtant pleine de concret. Sa nature
primitive, c'est-à-dire complexe et confuse, nous interdit d'en faire
une analyse logi-que, nous devons nous contenter de la décrire. Pour M.
Codrington, elle s'étend à l'ensemble des rites magiques et religieux,
à l'ensemble des esprits magiques et religieux, à la totalité des
personnes et des choses intervenant dans la totalité des rites. Le mana
est proprement ce qui fait la valeur des choses et des gens, valeur
magique, valeur religieuse et même valeur sociale. La position sociale
des individus est en raison directe de l'importance de leur mana, tout
particulièrement la position dans la société secrète ; l'importance et
l'inviolabilité des tabous de propriété dépend du mana de l'individu
qui les impose. La richesse est censée être l'effet du mana; dans
certaines îles, le mot de mana désigne même l'argent.
L'idée de mana se compose d'une série d'idées instables qui se
confondent les unes dans les autres. Il est tour à tour et à la fois
qualité, substance et activité. - En premier lieu, il est une qualité.
Il est quelque chose qu'a la chose mana ; il n'est pas cette chose
elle-même. On le décrit en disant que c'est du puissant, que c'est du
lourd ; à Saa c'est du chaud, à Tanna c'est de l'étrange, de
l'indélébile, du résistant, de l'extraordinaire. - En second lieu, le
mana est une chose, une substance, une essence maniable, mais aussi
indépendante. Et c'est pourquoi il ne peut être manié que par des
individus à mana, dans un acte mana, c'est-à-dire par des individus
qualifiés et dans un rite. Il est par nature transmissible, contagieux
; on com¬munique le mana qui est dans une pierre à récolte, à d'autres
pierres, en les mettant en contact avec elles. Il est représenté comme
matériel : on l'entend, on le voit se dégager des choses où il réside ;
le mana fait du bruit dans les feuilles, il s'échappe sous la forme de
nuages, sous la forme de flammes. Il est susceptible de se spécialiser
: il y a du mana à rendre riche et du mana à tuer. Les mana génériques
reçoivent même des déterminations encore plus étroites : aux îles
Banks, il y a un mana spécial, le talamatai, pour certaines façons
d'incanter, et un autre pour les maléfices faits sur les traces des
individus. - En troisième lieu, le mana est une force et spécialement
celle des êtres spirituels, c'est-à-dire celle des âmes des ancêtres et
des esprits de la nature. C'est lui qui en fait des êtres magiques. En
effet, ils n'appartien¬nent pas à tous les esprits indistinctement. Les
esprits de la nature sont, essentiellement, doués de mana ; mais toutes
les âmes des morts ne le sont pas ; ne sont tindalos, c'est-à-dire
esprits efficaces, que les âmes des chefs, tout au plus les âmes des
chefs de famille, et même, plus spécialement, de ceux d'entre eux dont
le mana s'est manifesté, soit pendant leur vie, soit par des miracles
après leur mort. Celles-là seules méritent ce nom d'esprit puissant,
les autres sont perdues dans la multitude des ombres vaines.
Nous voyons encore une fois, par là, que tous les démons sont des
esprits, mais que tous les esprits ne sont pas des démons. En somme,
l'idée de mana ne se confond pas avec l'idée d'esprit ; elles se
rejoignent tout en restant profondément différentes et l'on ne peut pas
expliquer, du moins en Mélanésie, la démonologie et, partant, la magie,
par l'animisme seul. En voici un exemple. A Floride, quand un homme est
malade, on attribue sa maladie à du mana qui s'empare de lui ; ce mana
appartient à un tindalo, qui est lui-même en relation, d'une part, avec
un magicien, mane kisu (doué de mana), qui a le même mana, ou le mana
d'agir sur lui, ce qui revient au même, d'autre part, avec une plante.
Car il y a un certain nombre d'espèces de plantes attachées aux
différentes espèces de tindalos qui, par leur mana, sont les causes des
diverses maladies. Le tindalo qu'il s'agit d'invoquer est désigné de la
façon suivante. On prend successivement des feuilles des différentes
espèces de plantes et on les froisse ; celle qui a le mana de la
maladie qui afflige le patient se reconnaît à un bruissement
particulier. On peut alors s'adresser à coup sûr au tindalo,
c'est-à-dire au mane kisu possesseur du mana de ce tindalo,
c'est-à-dire à l'individu qui est en relation avec lui et qui seul est
capable de retirer son mana du malade et par suite de le guérir. En
somme, ici, le mana est séparable du tindalo, puisqu'il se retrouve non
seulement dans le tindalo, mais encore dans le malade, dans les
feuilles et aussi dans le magicien. Ainsi, le mana existe et fonctionne
d'une façon indépendante ; il reste impersonnel à côté de l'esprit
personnel. Le tindalo est porteur du mana, il n'est pas le mana.
Remarquons en passant que ce mana circule à l'intérieur d'une case de
classification, et que les êtres qui agissent les uns sur les autres
sont compris dans cette case.
Mais le mana n'est pas nécessairement la force attachée à un esprit. Il
peut être la force d'une chose non spirituelle, comme d'une pierre à
faire pousser les taros ou à féconder les pores, d'une herbe à faire
tomber la pluie, etc. Mais c'est une force spirituelle, c'est-à-dire
qu'elle n'agit pas mécaniquement et qu'elle produit ses effets à
distance. - Le mana est la force du magicien ; les noms des
spécialistes qui font fonction de magiciens sont, presque partout, des
composés de ce mot : peimana, gismana, mane kisu, etc. - Le mana est la
force du rite. On donne même le nom de mana à la formule magique. Mais
le rite n'est pas seulement doué de mana, il peut être lui-même le
mana. C'est en tant que le magicien et le rite ont du mana, qu'ils
peuvent agir sur les esprits à mana, les évoquer, les commander et les
posséder. Or, quand un magicien a un tindalo personnel, le mana à
l'aide duquel il agit sur son tindalo n'est pas réellement différent de
celui par lequel agit ce tindalo. S'il y a donc une infinité de manas,
nous sommes cependant amenés à penser que les divers manas ne sont
qu'une même force, non fixée, simplement répartie entre des êtres,
hommes ou esprits, des choses, des événements, etc.
Nous pouvons même arriver à élargir encore le sens de ce mot, et dire
que le mana est la force par excellence, l'efficacité véritable des
choses, qui corrobore leur action mécanique sans l'annihiler. C'est lui
qui fait que le filet prend, que la maison est solide, que le canot
tient bien à la mer. Dans le champ, il est la fertilité ; dans les
médecines, il est la vertu salutaire ou mortelle. Dans la flèche, il
est ce qui tue, et, dans ce cas, il est représenté par l'os de mort
dont la tige de la flèche est munie. Remarquons que les expertises des
médecins européens ont montré que les flèches empoisonnées de la
Mélanésie sont simplement des flèches incantées, des flèches à mana ;
pourtant elles sont tenues pour empoisonnées ; on voit clairement que
c'est à leur mana, et non pas à leur pointe, qu'on attribue leur
efficacité véritable. De même que dans le cas du démon, le mana est
distinct du tindalo, il nous apparaît, ici encore, comme une qualité
ajoutée aux choses, sans préjudice de leurs autres qualités, ou, en
d'autres termes, comme une chose surajoutée aux choses. Ce surcroît,
c'est l'invisible, le merveilleux, le spirituel et, en somme, l'esprit,
en qui toute efficacité réside et toute vie. Il ne peut être objet
d'expérience, car véritablement il absorbe l'expérience ; le rite
l'ajoute aux choses et il est de même nature que le rite. M. Codrington
a cru pouvoir dire qu'il était le surnaturel, mais, ailleurs, il dît,
plus justement, qu'il est le surna¬turel in a way; c'est qu'il est à la
fois surnaturel et naturel, puisqu'il est répandu dans tout le monde
sensible, auquel il est hétérogène et pourtant immanent.
Cette hétérogénéité est toujours sentie et ce sentiment se manifeste
quelquefois par des actes. Le mana est écarté de la vie vulgaire. Il
est l'objet d'une révérence qui peut aller jusqu'au tabou. On peut dire
que toute chose tabou a du mana et que beaucoup de choses mana sont
tabou. C'est, nous l'avons dit, le mana du propriétaire, ou celui de
son tindalo, qui fait la valeur du tabou de propriété qu'il impose. Il
y a lieu de penser également que les lieux où se font les incantations,
les pierres où se tiennent des tindalos, lieux et objets à mana, sont
tabou. Le mana de la pierre, où réside un esprit, se saisit de l'homme
qui passe sur cette pierre ou dont l'ombre la touche.
Le mana nous est donc donné comme quelque chose non seulement de
mystérieux, mais encore de séparé. En résumé, le mana est d'abord une
action d'un certain genre, c'est-à-dire l'action spirituelle à distance
qui se produit entre des êtres sympathiques. C'est égale-ment une sorte
d'éther, impondérable, communicable, et qui se répand de lui-même. Le
mana est en outre un milieu ou, plus exactement, fonctionne dans un
milieu qui est mana. C'est une espèce de monde interne et spécial, où
tout se passe comme si le mana seul y était en jeu. C'est le mana du
magicien qui agit par le mana du rite sur le mana du tindalo, ce qui
met en branle d'autres manas, et ainsi de suite. Dans ces actions et
réactions, il n'entre pas d'autres forces que du mana. Elles se
produisent comme dans un cercle fermé où tout est mana et qui,
lui-même, doit être le mana, si nous pouvons nous exprimer ainsi.
Ce n'est pas seulement en Mélanésie que nous rencontrons une semblable
notion. Nous pouvons la reconnaître à certains indices, dans nombre de
sociétés, où des recherches ultérieures ne pourront manquer de la
mettre en lumière. En premier lieu, nous constatons son existence chez
d'autres peuples de langue malayo-polynésienne : chez les Malais des
Détroits, on la trouve désignée par un mot d'origine arabe qui vient
d'une racine sémitique dont le sens est plus restreint, kramât
(transcription de M. Skeat) de hrm, qui signifie sacré. Il y a des
choses, des lieux, des moments, des bêtes, des esprits, des hommes, des
sorciers, qui sont kramât, qui ont du kramât ; et ce sont les
puissances kramât qui agissent. Plus au nord, dans l'Indochine
française, les Ba-hnars expriment certainement une idée analogue à
celle de mana quand ils disent que la sorcière est une personne deng,
qu'elle a le deng, et qu'elle deng les choses. On nous dit qu'ils
spéculent à l'infini sur cette notion de deng. A l'autre extrémité de
l'aire d'extension des langues malayo-polynésiennes, dans tout
Madagascar, le mot de hasina, dont l'étymologie est inconnue, désigne à
la fois une qualité de certaines choses, un attribut de certains êtres,
animaux et hommes, de la reine en particulier, et les rites que
com-man¬de cette qualité. La reine était masina, elle avait du hasina,
le tribut qu'on lui donnait, le serment qu'on prêtait en son nom
étaient des hasinas. Nous sommes persuadés que des analyses plus
précises de la magie néo-zélandaise, où le mana joue un rôle, ou bien
de celle des Dayaks, dont l'homme-médecine porte le nom de manang,
donneraient les mêmes résultats que l'étude de la magie mélanésienne.
Le monde malayo-polynésien n'a pas le privilège de cette notion. Dans
l'Amérique du Nord, elle nous est signalée sur un certain nombre de
points. Chez les Hurons (Iroquois), elle est désignée sous le nom
d'orenda. Les autres Iroquois semblent l'avoir désignée par des mots de
même racine. M. Hewitt, Huron de naissance et ethnographe distingué,
nous en a donné une précieuse description, description plutôt
qu'analyse, car l'orenda n'est pas plus facile à analyser que le mana
(American Anthropologist, 1902, nouv. série, IV, 1, p. 32-46).
C'est une idée trop générale et trop vague, trop concrète, embrassant
trop de choses et de qualités obscures pour que nous puissions sans
peine nous familiariser avec elle. L'orenda, c'est du pouvoir, du
pouvoir mystique. Il n'est rien dans la nature, et, plus spécialement,
il n'est pas d'être animé qui n'ait son orenda. Les dieux, les esprits,
les hommes, les bêtes sont doués d'orenda. Les phénomènes naturels,
comme l'orage, sont produits par l'orenda des esprits de ces
phénomènes. Le chasseur heureux est celui dont l'orenda a battu
l'orenda du gibier. L'orenda des animaux difficiles à prendre est dit
intelligent et malin. On voit partout, chez les Hurons, des luttes
d'orendas, comme on voit, en Mélanésie, des luttes de manas. L'orenda,
lui aussi, est distinct des choses auxquelles il est attaché, à tel
point qu'on peut l'exhaler et le lancer : l'esprit faiseur d'orages
lance son orenda représenté par les nuages. L'orenda est le son
qu'émettent les choses ; les animaux qui crient, les oiseaux qui
chantent, les arbres qui bruissent, le vent qui souffle expriment leur
orenda. De même la voix de l'enchanteur est de l'orenda. L'orenda des
choses est une sorte d'incantation. Justement, le nom Huron de la
formule orale n'est autre qu'orenda, et d'ailleurs orenda signifie, au
sens propre, prières et chants. Ce sens du mot nous est confirmé par
celui des mots correspondants dans les autres dialectes iroquois. Mais
si l'incantation est l'orenda par excellence, M. Hewitt nous dit
expressément que tout rite est aussi orenda ; par là encore, l'orenda
se rapproche du mana. L'orenda est surtout le pouvoir du chamane.
Celui-ci est appelé rareñ' diowá'ne, quelqu'un dont l'orenda est grand
et puissant. Un prophète ou diseur de sorts ratreñ'dãts ou
hatreñ'dótha, est quelqu'un qui, habituellement, exhale ou effuse son
orenda et a ainsi appris les secrets du futur. C'est l'orenda qui est
efficace en magie. « Tout ce qu'elle emploie est dit être possédé de
l'orenda, agir par lui et non en vertu de propriétés physiques. C'est
lui qui fait la force des charmes, amulettes, fétiches, mascottes,
porte-bonheur, et, si l'on veut, médeci-nes. » On le voit spécialement
fonctionner dans le maléfice. Toute la magie, en somme, sort de
l'orenda.
Nous avons un indice qui permet de croire que l'orenda agit suivant les
classifications symboliques. « La cigale est appelée le mûrisseur de
maïs, car elle chante les jours de chaleur, c'est que c'est son orenda
qui fait venir la chaleur, qui fait pousser le maïs ; le lièvre «
chante » et son orenda a pouvoir sur la neige (con1rolled the snow) ;
même la hauteur où il mange les feuilles du buisson détermine la
hauteur où la neige tombera (sic). » Or, le lièvre est le totem d'un
clan de l'une des phratries des Hurons et ce clan a le pouvoir de faire
venir le brouillard et de faire tomber la neige. C'est donc l'orenda
qui unit les divers termes des classes où sont rangés, d'une part, le
lièvre, son clan totémique, le brouillard, la neige, et, d'autre part,
la cigale, la chaleur, le maïs. Il joue, dans la classification, le
rôle de moyen-cause. Ces textes nous donnent en outre une idée de la
façon dont les Iroquois se représentent la causalité. Pour eux, la
cause par excellence, c'est la voix. En résumé, l'orenda n'est ni le
pouvoir matériel, ni l'âme, ni l'esprit individuel, ni la vigueur et la
force ; M. Hewitt établit, en effet, qu'il existe d'autres termes pour
désigner ces diverses idées ; et il définit justement l'orenda : « Une
puissance ou une potentialité hypothétique de produire des effets d'une
façon mystique. »
La fameuse notion du manitou, chez les Algonquins, en particulier chez
les Ojibways, répond suffisamment au fond à notre mana mélanésien. Le
mot de manitou désigne en effet à la fois, suivant le père Thavenet,
auteur d'un excellent dictionnaire français, encore manus¬crit, de
langue algonquine, non pas un esprit, niais toute espèce d'êtres, de
forces et de qualités magiques ou religieuses (Tesa, Studi del
Thavenet, Pise, 1881, p. 17). « Il veut dire être, substance, être
animé, et il est bien certain qu'à quelque degré tout être ayant une
âme est un manitou. Mais il désigne plus particulièrement tout être qui
n'a pas encore un nom commun, qui n'est pas familier : d'une salamandre
une femme disait qu'elle avait peur, c'était un manitou ; on se moque
d'elle en lui disant le nom. Les perles des trafiquants sont les
écailles d'un manitou, et le drap, cette chose merveilleuse, est la
peau d'un manitou. Un mani¬tou est un individu qui fait des choses
extraordinaires, le schaman est un manitou ; les plantes ont du manitou
; et un sorcier montrant une dent de serpent à sonnettes disait qu'elle
était manitou ; lorsqu'on trouva qu'elle ne tuait pas, il dit qu'elle
n'avait plus de manitou. »
D'après M. Hewitt, chez les Sioux, les mots de mahopa, Xube (Omaha),
wakan (Dakota), signifient aussi le pouvoir et la qualité magiques.
Chez les Shoshones en général, le mot de pokunt a, selon M. Hewitt, la
même valeur, le même sens que le mot de manitou chez les Algonquins ;
et M. Fewkes, l'observateur des Hopis ou Mokis, affirme que, chez les
Pueblos en général, la même notion est à la base de tous les rites
magiques et religieux. M. Mooney semble nous en désigner un équivalent
chez les Kiowas.
Sous le terme de naual, au Mexique et dans l'Amérique centrale, nous
croyons recon-naître une notion correspondante. Elle y est si
persistante et si étendue qu'on a voulu en faire la caractéristique de
tous les systèmes religieux et magiques, que l'on a appelée du nom de
nagualisme. Le naual est un totem, d'ordinaire individuel. Mais il est
plus ; c'est une espèce d'un genre beaucoup plus vaste. Le sorcier est
naual, c'est un naualli ; le naual est spéciale-ment son pouvoir de se
métamorphoser, sa métamorphose et son incarnation. On voit par là que
le totem individuel, l'espèce animale associée à l'individu lors de sa
naissance paraît n'être qu'une des formes du naual. Étymologiquement,
le mot, selon M. Seler, signifie science secrète ; et tous ses divers
sens et ses dérivés se rattachent au sens originaire de pensée et
d'esprit. Dans les textes nauhatls, le mot signifie ce qui est caché,
enveloppé, déguisé. Ainsi, cette notion nous apparaît comme étant celle
d'un pouvoir spirituel, mysté-rieux et séparé, qui est bien celui que
suppose la magie.
En Australie, on rencontre une notion du même genre mais précisément
elle est res-treinte à la magie et même, plus particulièrement, au
maléfice. La tribu de Perth lui donne le nom de boolya. Dans la
Nouvelle-Galles du Sud, les noirs désignent par le mot koochie le
mauvais esprit, la mauvaise influence personnelle ou impersonnelle, et
qui a probablement la même extension. C'est encore l'arungquiltha des
Aruntas. Ce « pourvoir malin » qui se dégage des rites d'envoûtement
est à la fois une qualité, une force et une chose existant par soimême
que les mythes décrivent et à laquelle ils attribuent une origine.
La rareté des exemplaires connus de cette notion de force-milieu
magique ne doit pas nous faire douter qu'elle ait été universelle. Nous
sommes en effet bien mal informés sur ce genre de faits ; depuis trois
siècles qu'on connaît les Iroquois, voilà seulement un an que notre
attention a été appelée sur l'orenda. D'ailleurs, cette notion peut
avoir existé sans avoir été exprimée : un peuple n'a pas plus besoin de
formuler une pareille idée que d'énoncer les règles de sa grammaire. En
magie, comme en religion, comme en linguistique, ce sont les idées
inconscientes qui agissent. Ou bien certains peuples n'ont pas pris
distinctement conscience de cette idée, ou bien certains autres ont
dépassé le stade intellectuel où elle peut fonctionner normalement. De
toutes façons, ils n'ont pu en donner une expression adéquate. Les uns
ont vidé leur ancienne notion de pouvoir magique d'une partie de son
premier contenu mystique ; elle est alors devenue à demi scientifique ;
c'est le cas de la Grèce. Les autres, après avoir constitué une
dogmatique, une mythologie, une démonologie complètes, sont arrivés à
si bien réduire tout ce qu'il y avait de flottant et d'obscur dans
leurs représen-tations magiques à des termes mythiques, qu'ils ont
remplacé, au moins en apparence, le pouvoir magique, partout où il
fallait l'expliquer, par le démon, les démons ou par des entités
métaphysiques. C'est le cas de l'Inde. Ils l'ont fait en somme à peu
près disparaître.
Pourtant, nous en retrouvons encore des traces. Elles subsistent, dans
l'Inde, morcelées, sous le nom d'éclat, de gloire, de force, de
destruction, de sort, de remède, de vertu des plantes. Enfin, la notion
fondamentale du panthéisme hindou, celle de brahman, s'y relie,
supposons-nous, par des attaches profondes et semble même la perpétuer,
si du moins nous admettons, par hypothèse, que le brahman védique et
celui des Upanisads et de la philo-sophie hindoue sont identiques.
Bref, il nous semble qu'il s'est produit une véritable métem-psycose
des notions, dont nous voyons le commencement et la fin, sans saisir
les phases intermé¬diaires. Dans les textes védiques, des plus anciens
aux plus récents, le mot de bráhman, neutre, veut dire prière, formule,
charme, rite, pouvoir magique ou religieux du rite. De plus, le prêtre
magicien porte le nom de brahmán, masculin. Il n'y a entre les deux
mots qu'une différence certes suffisante pour marquer une diversité de
fonctions, mais insuffisante pour marquer une opposition de notions. La
caste brahmanique est celle des brâhmanas, c'est-à-dire des hommes qui
ont du bráhman. Le bráhman est ce par quoi agis¬sent les hommes et les
dieux et c'est, plus spécialement, la voix. En outre, on trouve déjà
quelques textes qui disent qu'il est la substance, le coeur des choses
(pratyantam) ce qu'il y a de plus intérieur : ce sont justement des
textes atharvaniques, c'est-à-dire des textes du Veda des magiciens.
Mais déjà cette notion se confond avec celle du dieu Brahmâ, nom
masculin tiré du thème bráhman, qui commence à paraître. A partir des
textes théosophiques, le bráhman rituel disparaît, il ne reste plus que
le bráhman métaphysique. Le bráhman devient le principe actif, distinct
et immanent, du tout du monde. Le bráhman est le réel, tout le reste
n'est qu'illusion. Il en résulte que quiconque se transporte au sein du
brahman par la mystique (yoga : union) devient un yogin, un yogiçvara,
un siddha, c'est-à-dire a obtenu tous les pouvoirs magiques (siddhi :
obtention) et par là, dit-on, se met en état de créer des mondes. Le
brahman est le principe premier, total, séparé, animé et inerte de
l'univers. Il est la quintessence. Il est encore le triple Veda et
aussi le quatrième, c'est-à-dire la religion et la magie.
Dans l'Inde, le fond mystique de la notion a seul
subsisté. En Grèce, il n'en subsiste plus guère que l'ossature
scientifique. Nous l'y trouvons sous l'aspect de la [...] à laquelle
s'arrêtent en dernière analyse les alchimistes, et aussi de la [...],
ressort dernier de l'astrologie, de la physique et de la magie. La
[...] est l'action de la [...] et celle-ci est l'acte de la [...]. Et
on peut définir la [...] comme une espèce d'âme matérielle, non
individuelle, transmissible, une sorte d'intelligence inconsciente des
choses. Elle est, en somme, encore très voisine du mana.
Nous sommes donc en droit de conclure que partout a existé une notion
qui enveloppe celle du pouvoir magique. C'est celle d'une efficacité
pure, qui est cependant une substance matérielle et localisable, en
même temps que spirituelle, qui agit à distance et pourtant par
connexion directe, sinon par contact, mobile et mouvante sans se
mouvoir, impersonnelle et revêtant des formes personnelles, divisible
et continue. Nos idées vagues de chance et de quintessence sont de
pâles survivances de cette notion beaucoup plus riche. C'est aussi,
com-me nous l'avons vu, en même temps qu'une force, un milieu, un monde
séparé et cependant ajouté à l'autre. On pourrait dire encore, pour
mieux exprimer comment le monde de la magie se superpose à l'autre sans
s'en détacher, que tout s'y passe comme s'il était construit sur une
quatrième dimension de l'espace, dont une notion comme celle de mana
exprimerait, pour ainsi dire, l'existence occulte. L'image s'applique
même si bien à la magie que les magiciens modernes, dès que lut
découverte la géométrie à plus de trois dimensions, se sont emparés de
ses spéculations pour légitimer leurs rites et leurs idées.
Cette notion rend bien compte de ce qui se passe dans la magie. Elle
fonde cette idée nécessaire d'une sphère superposée à la réalité, où se
passent les rites, où le magicien pénètre, qu'animent les esprits, que
sillonnent les effluves magiques. D'autre part, elle légitime le
pouvoir du magicien, elle justifie la nécessité des actes formels, la
vertu créatrice des mots, les connexions sympathiques, les transferts
de qualités et d'influences. Elle explique enfin la présence des
esprits et leur intervention, puisqu'elle fait concevoir toute force
magique comme spirituelle. Enfin, elle motive la croyance générale qui
s'attache à la magie, puisque c'est à elle qu'est réduite la magie,
quand on la dépouille de ses enveloppes, et elle alimente cette même
croyance, puisque c'est elle qui anime toutes les formes dont la magie
se revêt.
Par elle, la vérité de la magie est mise hors de toute discussion et le
doute même tourne en sa faveur. Cette notion est en effet la condition
même de l'expérimentation magique, et permet d'interpréter les faits
les plus défavorables au bénéfice du préjugé. En fait, elle échappe
elle-même à tout examen. Elle est donnée a priori, préalablement à
toute expérience. A proprement parler, elle n'est pas, en effet, une
représentation de la magie comme le sont la sympathie, les démons, les
propriétés magiques. Elle régit les représentations magiques, elle est
leur condition, leur forme nécessaire. Elle fonctionne à la façon d'une
catégorie, elle rend possibles les idées magiques comme les catégories
rendent possibles les idées humaines. Ce rôle, que nous lui attribuons,
de catégorie inconsciente de l'entendement, est justement exprimé par
les faits. Nous avons vu combien il était rare qu'elle arrivât à la
conscience, et plus rare encore qu'elle y trouvât son expression. C'est
qu'elle est inhérente à la magie comme le postulatum d'Euclide est
inhérent à notre conception de l'espace.
Mais il est bien entendu que cette catégorie n'est pas donnée dans
l'entendement indivi-duel, comme le sont les catégories de temps et
d'espaces ; la preuve en est qu'elle a pu être fortement réduite par
les progrès de la civilisation et qu'elle varie dans sa teneur avec les
sociétés et avec les diverses phases de la vie d'une même société. Elle
n'existe dans la con-science des individus qu'en raison même de
l'existence de la société, à la façon des idées de justice ou de valeur
; nous dirions volontiers que c'est une catégorie de la pensée
collective.
De notre analyse il résulte aussi que la notion de mana est du même
ordre que la notion de sacré. D'abord, dans un certain nombre de cas,
les deux notions se confondent : notam-ment chez les Algonquins, l'idée
de manitou, chez les Iroquois, l'idée d'orenda, en Mélanésie, l'idée de
mana, sont aussi bien magiques que religieuses. En outre, nous avons
vu, en Méla-nésie, qu'il existe des relations entre la notion de mana
et celle de tabou ; nous avons vu qu'un certain nombre de choses à mana
étaient tabou, mais que n'étaient tabou que des choses à mana. De même
chez les Algonquins, si tous les dieux sont des manitous, tous les
manitous ne sont pas dieux. Par conséquent, non seulement la notion de
mana est plus générale que celle de sacré, mais encore celle-ci est
comprise dans celle-là, celle-ci se découpe sur celle-là. Il est
probablement exact de dire que le sacré est une espèce dont le mana est
le genre. Ainsi, sous les rites magiques, nous aurions trouvé mieux que
la notion de sacré que nous y cherchions, nous en aurions retrouvé la
souche.
Mais nous revenons au dilemme de notre préface. Ou la magie est un
phénomène social et la notion de sacré est bien un phénomène social, ou
la magie n'est pas un phénomène social et alors la notion de sacré ne
l'est pas davantage. Sans vouloir entrer ici dans des considérations
sur la notion de sacré prise en elle-même, nous pouvons faire un
certain nombre de remarques tendant à démontrer le caractère social à
la fois de la magie et de la notion de mana. La qualité de mana, ou de
sacré, s'attache à des choses qui ont une position tout spécialement
définie dans la société, à tel point qu'elles sont souvent considérées
comme mises hors du domaine et de l'usage commun. Or, ces choses
tiennent dans la magie une place considérable ; elles sont ses forces
vives.
Des êtres et des choses qui, par excellence, sont magiques, ce sont les
âmes des morts et tout ce qui touche à la mort : témoin le caractère
éminemment magique de la pratique universelle de l'évocation des morts,
témoin la vertu partout attribuée à la main du mort dont le contact
rend invisible comme le mort lui-même, et mille autres faits encore.
Ces mêmes morts sont également l'objet des rites funéraires,
quelquefois des cultes ancestraux dans lesquels se marque combien leur
condition est différente de celle des vivants. Nous dira-t-on que, dans
certaines sociétés, la magie n'à pas affaire à tous les morts, mais
surtout à ceux qui sont morts de mort violente, aux criminels en
particulier ? C'est une preuve de plus de ce que nous voulons montrer;
car ceux-là sont l'objet de croyances et de rites qui en font des êtres
tout à fait différents, non seulement des mortels, mais encore des
autres morts. Mais, en général, tous les morts, cadavres et esprits,
forment, par rapport aux vivants, un monde à part, où le magicien puise
ses pouvoirs de mort, ses maléfices.
De même les femmes, dont le rôle en magie est théoriquement si
important, ne sont crues magiciennes, dépositrices de pouvoirs, qu'à
cause de la particularité de leur position sociale. Elles sont réputées
qualitativement différentes des hommes et douées de pouvoirs
spécifiques : les menstrues, les actions mystérieuses du sexe et de la
gestation ne sont que les signes des qualités qu'on leur prête. La
société, celle des hommes, nourrit à J'égard des femmes de forts
sentiments sociaux que, de leur côté, elles respectent et même
partagent. De là leur situation juridique, spécialement leur situation
religieuse différente ou inférieure. Mais c'est précisément ce qui fait
qu'elles sont vouées à la magie et que celle-ci leur donne une position
inverse de celle qu'elles occupent dans la religion. Les femmes
dégagent cons-tam¬ment des influences malignes. Nirrtir hi strî « la
femme c'est la mort », disent les vieux textes brahmaniques Maitrayânî
samhilâ, 1, 10, 11). C'est la misère et la sorcellerie. Elles ont le
mauvais oeil. Voilà pourquoi, si l'activité des femmes, en magie, est
moindre que les hommes ne l'ont faite, elle est cependant plus grande
que celle qu'elles ont eue en religion.
Comme le montrent ces deux exemples, la valeur magique des choses
résulte de la position relative qu'elles occupent dans la société ou
par rapport à celle-ci. Les deux notions de vertu magique et de
position sociale coïncident dans la mesure où c'est l'une qui fait
l'autre. Il s'agit toujours au fond, en magie, de valeurs respectives
reconnues par la société. Ces valeurs ne tiennent pas, en réalité, aux
qualités intrinsèques des choses et des personnes, mais à la place et
au rang qui leur sont attribués par l'opinion publique souveraine, par
ses préjugés. Elles sont sociales et non pas expérimentales. C'est ce
que prouvent excellemment la puissance magique des mots et le fait que,
souvent, la vertu magique des choses tient à leur nom ; d'où il résulte
que, dépendant des dialectes et des langues, les valeurs en question
sont tribales et nationales. Ainsi, les choses et les êtres, et les
actes, sont ordonnés hiérarchique-ment, se commandent les uns les
autres et c'est suivant cet ordre que se produisent les actions
magiques, quand elles vont du magicien à une classe d'esprits, de
celle-ci à une autre classe, et ainsi de suite, jusqu'à l'effet. Ce qui
nous a séduits dans le mot de « potentialité magique » que M. Hewitt
applique aux notions de mana et d'orenda, c'est qu'il implique
précisément l'existence d'une sorte de potentiel magique, et, en effet,
c'est bien ce que nous venons de décrire. Ce que nous appelions place
relative ou valeur respective des choses, nous pourrions l'appeler
aussi bien différence de potentiel. Car c'est en vertu de ces
différences qu'elles agissent les unes sur les autres. Il ne nous
suffit donc pas de dire que la qualité de mana s'attache à certaines
choses en raison de leur position relative dans la société, mais il
nous faut dire que l'idée de mana n'est rien autre que l'idée de ces
valeurs, de ces différences de potentiel. C'est là le tout de la notion
qui fonde la magie et, partant, de la magie. Il va de soi qu'une
pareille notion n'a pas de raison d'être en dehors de la société,
qu'elle est absurde au point de vue de la raison pure et qu'elle ne
résulte que du fonctionnement de la vie collective.
Nous ne voyons pas, dans ces hiérarchies de notions, dominées par
l'idée de mana, le produit de multiples conventions artificielles
conclues entre individus, magiciens et profanes, puis,
traditionnellement acceptées au nom de la raison, bien qu'elles fussent
entachées d'erreurs originelles. Bien au contraire, nous croyons que la
magie est, comme la religion, affaire de sentiments. Nous dirons, plus
exactement, pour employer le langage abstrus de la théologie moderne,
que la magie, comme la religion, est un jeu de « jugements de valeur »,
c'est-à-dire d'aphorismes sentimentaux, attribuant des qualités
diverses aux divers objets qui entrent dans son système. Mais ces
jugements de valeur ne sont pas l’œuvre des esprits individuels ; ils
sont l'expression de sentiments sociaux qui se sont formés, tantôt
fatalement et universellement, tantôt fortuitement, à l'égard de
certaines choses, choisies pour la plupart d'une façon arbitraire,
plantes et animaux, professions et sexes, astres, météores, éléments,
phénomènes physiques, accidents du sol, matières, etc. La notion de
mana, comme la notion de sacré, n'est en dernière analyse que l'espèce
de catégorie de la pensée collective qui fonde ces jugements, qui
impose un classement des choses, sépare les unes, unit les autres,
établit des lignes d'influence ou des limites d'isolement.
http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/socio_et_anthropo/1_esquisse_magie/esquisse_magie.html
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Bibliography
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